"L'histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre" 

(Boris Vian - Avant-propos à "L'écume des jours")

Ecrire… A quoi ça sert ?

Ecrire… Pourquoi ?

A l’instant où je pose ces premières lignes, je n’ai qu’une seule certitude : écrire ne sert à rien, et je ne crois pas qu’il en soit jamais autrement (on ne parle pas ici de « vendre » un livre, mais uniquement des motivations qui poussent à l’écrire). Tout le reste n’est que discours intellectuel.

D’ailleurs…

Comme toute autre expression réputée « artistique », je ressens que l’écriture consacre d’elle-même, naturellement et au plus haut point, l’inutilité de sa propre existence. Elle n’est qu’une tentative de mise en scène de l’énonciation personnelle d’un individu – voire parfois d’un collectif –, ne visant de ce fait qu’à jeter en pâture au lecteur – n’y en aurait-il qu’un seul ! - ses émotions et ses intentions, donnant par sa création un éclairage particulier aux couleurs, du monde, de la vie et de celles qui trouvent refuge en chacun d’entre-nous ; et tout cela étant dans un même temps vécu et réalisé par celui ou celle qui tient la plume, sans rien attendre en retour. Rien n’oblige à publier.

L’art (d’écrire ou de n’importe quoi d’autre…) me semble par essence, absolument et fondamentalement inutile. Et heureusement ! sous peine de se fourvoyer sur le sens du mot « valeur ». Mais l’art a ce talent de jouer le rôle d’un grand provocateur ; provocateur de réflexions, de sensations, d’émotions, de perturbations pour celui qui le réalise, tout comme pour celui qui le découvre. L’art est en soi une incroyable « monnaie d’échange » entre les hommes pour leur permettre de s’exprimer entre eux (Tiens… ça servirait donc à quelque chose ?). A ce titre, le lecteur et « l’écriveur » mélangent confusément leurs objectifs à travers les joies et les souffrances que ces deux acteurs peuvent provoquer et rencontrer dans un livre, chacun depuis son côté du miroir. Il s’agira la plupart du temps, pour l’un comme l’autre, de tourner la page pour connaître la suite de l’histoire, et comprendre enfin pourquoi on lit, pourquoi on écrit. Car la réponse est toujours dans la page suivante.

C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ignore encore et encore, pour quelle raison – j’ose le dire - j’aime tant écrire.

Mais écrire n’est ni peindre, ni chanter ou jouer d’un instrument, et il me reste cette envie d’identifier, de découvrir la racine de ce geste - le mot « écrivain » contient déjà en lui le mot « racine » - qui fait naître tant de feuilles, de mon geste.…

En premier lieu, il y a dans cet acte, ma volonté de témoigner de l’état de ma relation au monde, d’écrire comme l’utopique garantie de ne rien perdre de ce qui jaillit à cet instant de mon esprit encombré, torturé ou joueur, de figer la pensée dans les mots - ce que la parole ne peut assurer - (sauf parfois chez les conteurs qui parviennent si bien à matérialiser de façon durable notre imaginaire), de conserver cette matière des pages comme la dernière marque vivante de ce que, à cet instant là, je suis, de ce que je me représente, comme si cette trace de moi tendait la main au destin avec l’espoir que ce soit un pavé de plus sur la route que nous construisons tous ensemble (Tiens… ça « servirait » donc vraiment à construire quelque chose  ?...).

Ce besoin de témoigner s’impose parfois à moi, avec l’impérieuse nécessité de créer par l’écriture, l’impossible restitution d’un ressenti fulgurant ou latent, la matérialisation d’une pensée floue ou complexe mais toujours prégnante, de capter les images qui filent, puis de les apprivoiser en leur confiant des mots qui sauraient peut-être les faire danser ensemble, et nous faire au bout du compte, tous entrer dans la ronde. La chasse aux papillons.

Il y a dans ma démarche d’écriture, la volonté de tourner chaque page comme je grimperais un escalier dont j’ignore où il me conduit, et donner envie à d’autres de la tourner aussi en lisant, gravir leurs propres marches ; le besoin de raconter une histoire, mais une histoire qui se jouerait sans public, une affaire « entre moi et moi » (le temps de s’exposer viendra plus tard, une fois que cette aventure sera achevée), où je délèguerais à des textes, des personnages ou des évènements, ce qui fait ce que je suis, me soulageant ainsi de quelques poids encombrants ou joyeux, en en partageant entre les lignes, les rires et les pleurs. Cette histoire aboutira inéluctablement à un accomplissement – le mot est d’importance -, la naissance d’un livre, un enfant dont on laissera ensuite l’éducation se faire éventuellement par le bon soin du lecteur qui, par sa lecture, apportera son propre éclairage qui l’aidera à grandir. C’est l’histoire d’une collaboration sans fin autour d’un même projet, entre l’écrivain et le lecteur.

Bien qu’en pleine phase de découverte de ma relation à l’écriture, bien que nouveau-né dans ce monde des mots écrits, je sais aujourd’hui – demain sera un autre jour - que j’écris comme on raconterait une histoire aux enfants le soir, avec cette intention malicieuse de provoquer la magie, des surprises et des découvertes. Cet effet-là vaut, je le crois, pour le lecteur comme pour l’écrivain. Ecrire comme un lecteur, lire comme un écrivain pour, sans rien prévoir, se laisser porter par la mise en scène, voilà sans doute un des ingrédients de la recette d’une complicité réussie…

L’écriture agit tel un tour de magie où l’écrivain-prestidigitateur et le lecteur-spectateur ont signé un accord tacite qui, pour préserver le plaisir de ce moment partagé entre deux personnes qui ne se connaissent pas, les met en totale connivence pour croire ensemble que le lapin sort vraiment du chapeau et que tout ce qu’ils écrivent et lisent est VRAI. Préserver ce petit bonheur de toute altération.

 

Il est probable que cette adhésion entre le scribe (qui n’espère bien entendu rien de son lecteur…) et le lecteur (qui compte forcément avoir le meilleur de l'auteur pour lui-même dans chaque livre…), pourrait se concrétiser selon deux critères : le premier concernerait le degré d’exposition auquel aura consenti l’écrivain qui, de façon plus ou moins consciente et délibérée, inscrira forcément une part de lui-même dans les pages qu’il rédige – « y mettre du sien » - (au plus bas de cette échelle, il pourrait choisir de ne pas publier) ; le second parlerait de sa capacité à avoir pu, su, osé repousser ses limites, celles de sa pensée, de sa sensibilité, de sa créativité, de son imagination, et pourquoi pas de son style, et par là-même, avoir réussi à créer quelque chose qui lui soit nouveau. La combinaison de ces deux effets déterminera sans doute, le niveau d’authenticité de ce qu’il va donner à lire, et ainsi son degré de complicité avec son propre livre et son lecteur. Pour moi, réussir à mettre ces deux énergies-là dans l’écriture, est en soi une belle source de motivation. Equilibre.

Ecrivain, lecteur… J’ai oublié un personnage essentiel qui gravite entre les deux mondes, celui de la « réalité » qui rassure tant notre intellect, et celui de l’imaginaire qui est aussi déstabilisant que jouissif : le narrateur. C’est donc une histoire à trois qui se joue, et j’avoue qu’endosser ce manteau du narrateur, cette autre moi qui n’est pas moi, cet observateur qui a tous les droits de création, j’avoue que cela procure un grand plaisir qui ne doit pas être si loin de celui qu’éprouve un acteur sur une scène de théâtre : On ne se glisse pas dans la peau d’un personnage, mais c’est un hôte qui vient se faufiler dans la vôtre, et faire de vous, le temps d’un livre, un « autre » que, du haut de votre piédestal de « moi réel », vous découvrez avec étonnement donner naissance à de l’écriture, des personnages et une histoire inconnus, et au bout du compte, accoucher d’un autre soi-même. Qui pourrait affirmer avoir rencontré un narrateur ?  Personne… C’est le fantôme par excellence. Les seuls qui collaborent avec lui sont ces personnages à qui il donne la parole, qu’il met en scène et qui parfois au bout de cette vie commune du fil des pages qui n’appartient qu’à eux, lui font un signe, lui lancent un « je suis épuisé » qui l’invite à en finir avec ces figures de son récit. L’auteur n’est rien, il a délégué tout son pouvoir à cet invisible narrateur qui se fait une joie malicieuse de tirer toutes les ficelles au hasard tout en faisant confiance à l’inspiration, sa muse qui s’amuse d’avoir toujours un temps d’avance sur lui.

En écrivant, je sens bien qu’il y va aussi d’une expérience incontournable que je me dois de pratiquer, de réaliser avant mon dernier jour, creuser la terre fertile de l’écriture sans savoir sur quelle pierre fossile, quel trésor ou quel cadavre je vais buter, ni deviner quelle graine en germera. Il n’y a, a priori, aucun enjeu vital, mais seulement un besoin de voyager et me dire au bout d’un simple texte ou d’un livre que, ce jour-là, j’aurai construit la maison de mes rêves. C’est aussi une expérience qui me permet de sortir de ma sphère terrestre et de voler « au-dessus », détaché des codes et conditionnements sociaux-culturels si envahissants, étouffants, pour mieux plonger dans ce labyrinthe au fond de moi-même, là où je fais jongler librement - et si possible avec légèreté - les mots qui nomment mes peurs, mes espoirs, mes ombres, mes rêves, ma perception du monde ; sans quoi, je n’en aurais jamais rien dit. Par l’écriture, je trouve aujourd’hui un lieu privilégié qui n’existe nulle part ailleurs, pour plonger dans ma propre intimité, en tutoyer les limites, passer du coffre-fort dans lequel elle est précieusement enfermée, à la malle au trésor qui la libère. Sauter sur l’occasion de curiosité que donnent les mots sur une page, et prendre ce prétexte pour mettre en lumière et transformer ce qui agit le plus profondément en moi. Croire que la main du scribe écrit la vérité – celle de la « vie réelle » dans laquelle notre inconscient puise - n’est que pure illusion, trompée par l’imbroglio socio-culturel, éducatif et transgénérationnel qui encombre ma pensée. Mais qui mieux que la fiction d’un roman peut dévoiler, pointer, extraire la Vérité ? Voyage au centre de la terre… Merci Jules Vernes !

Il est incontestable qu’écrire me procure du bonheur, sans savoir tout à fait de quoi il est fait. Même si je détecte bien ce plaisir physique d’un stylo, dont la pointe glisse avec une douce précipitation sur la feuille qui s’éclaire soudain de mille mots apparaissant comme par magie – rien n’existait avant cela -, cette satisfaction d’entamer une nouvelle page blanche qui me saute au cou comme si elle me remerciait en criant « la vie continue ! », cette joie du cœur d’écrire des mots d’humour, cet espoir joyeux de faire émerger d’un assemblage improbables de mots une alchimie qui transformerait le plomb de la pensée en or de la lecture, l’envie de créer de nouvelles vibrations, d’imaginer en mots ce qui n’existait pas ou de faire naître ce qui était déjà là mais que j’ignorais, parvenir à fusionner le « dire » et le « comment dire » ; mais aussi cette addiction à la souffrance devant des phrases qui résistent à ma plume et se tordent de douleur avant de voir le jour au forceps ; me sentir comme un cycliste heureux qui aime respirer le vent de la vitesse et qui remercie son corps de le soutenir dans les efforts les plus difficiles qui feront plus tard – après la douleur - de ce jour-là, ses meilleurs souvenirs ; me trouver fier d’être ce menuisier qui, partant d’un anonyme morceau de bois mort, va lui redonner le souffle en le façonnant, le rabotant, le ponçant pour enfin le mettre en lumière, plus vivant qu’avant.

Mais derrière ce mythe de la page blanche, je pressens un processus particulièrement mystérieux, celui de cette sorte de prémonition permanente qui fait écrire au fil de l’eau ce à quoi on n’avait pas pensé, ce qu’on n’avait même pas imaginé, cette histoire intuitive de la création qui met au monde des mots, des situations, des rencontres imprévus mais tellement justes, gavés du plaisir de la surprise, que j'imagine que le stylo ne rempli pas une page blanche mais agit comme le révélateur sur le papier photo en y dévoilant ce qui y était déjà écrit. L’idée même de l’écriture a un temps d’avance sur sa réalisation. J’en viens alors à penser que, de la même façon que ce que nous sommes - ce que je suis - est un héritage du passé issu de mes très ancestrales générations, de quelques réflexes primitifs, de mon ascendance proche, de mon environnement socio-culturel et de quelques micro ou mega-traumatismes qui embellissent la cicatrice, de la même façon que cet héritage du passé m’a configuré avec de sales peurs, de vraies compétences, les yeux d’untel, le caractère de chien de tel autre, etc…, nous avons aussi un héritage inconnu, imperceptible et pourtant foisonnant qui nous vient du futur. Je suis absolument fasciné par ce que l’imagination est capable de nous faire créer, le pire comme le meilleur, avec cette absolue infinité qui en fait la plus renouvelable des sources d’énergie. Je suis convaincu que l’énergie créatrice est une capacité sous-exploitée en chacun de nous, comme le balbutiement d’un héritage venu d’ailleurs, une autre dimension de nous-mêmes dont nous effleurons à peine la peau. « Hériter du futur », est-ce cela qu’on appelle l’inspiration ? Accomplissement.

J’aime surfer sur la vague des mots, ceux qui me propulsent vers l’avant et que je fais jaillir de mon passé, de mon imagination, en mille gouttes infimes et intimes dans la mer immense, et ceux venus de nulle part, du futur, qui m’attirent irrémédiablement vers ce rivage inconnu où m’attendent les plus improbables découvertes de nouveau territoires d’écriture, d’inspiration, pour laisser au bout du compte cette vague s’écraser sur moi en toute confiance. J’aime me remettre à écrire avec cette envie de connaitre la suite de l’histoire dont j’ignore encore - presque - tout…. Avoir confiance, sans savoir QUI me dicte ces mots-là. J’écris pour me faire des surprises

Me sentir toujours plus vivant de tout cela est bon ! Mais je ne m’y trompe pas ; il s’agit, je le constate à chaque fois que je me retrouve à transmettre les mots à la page, d’un véritable entraînement, tant au sens du sportif qui fortifie son endurance et sa technique (il y a de sacrés athlètes en littérature !), de l’ermite indouiste qui s’est engagé dans une méditation sans fin, qu’au sens de cette courroie intérieure qui tracte mes mots, les lignes et les pages, comme un moulin à moudre l’inspiration et la créativité. Je suis un débutant qui rêve de performance. S’entraîner à être en vie. Plus on écrit, plus on peut écrire.

Mais ce bonheur addictif d’écrire peut, par la résistance que l’inspiration sait parfois m’imposer, transporter en lui sa propre souffrance, un rien masochiste… Car l’expérience pratiquée vient me taper sur l’épaule et me rappeler que cela ne fonctionnera réellement de façon fluide et productive  que si, bien que conscient des mécanismes de l’acte littéraire, bien que résolu à être dans ce lâcher-prise qui m’évitera l’écueil des codes intellectuels et sociaux, héritages qui freinent tant la création libre, je consens à accepter avec humilité que cet exercice de l’écriture soit un travail, et que ce travail puisse être imparfait, que l’inspiration soit parfois volage comme un rêve qui s’enfuit irrémédiablement au petit matin, qu’il puisse être une tâche besogneuse, ingrate, lente et longue, semée des pires doutes et du dénigrement de soi, un labeur dont le résultat pourra me frustrer au nom de la fausse idée d’un idéal inaccessible, ne sera parfois pas lu, pas « compris » et qu’il faudra, si j’en trouve le courage, toujours recommencer.

Ou accepter.

Ou détruire.

Ou garder le silence.

Le succès d’un texte réussit est peut-être égal à la somme des échecs qu’il a rencontré et transformé. Rien n’oblige à écrire.

 

Être content de moi, avant l’éventualité que les autres le soient de me lire, me demande de la patience, de la vigilance, de la prudence, de la bienveillance et de l’indulgence avec moi-même… Les choses n’ont que la valeur qu’on veut bien nous-mêmes leur donner. L’hypothèse de ne pas faire plaisir au lecteur engendre le doute. Celle de ne même pas me faire plaisir apporte la frustration. Ce n’est ni facile ni confortable… Mais l’issue peut être heureuse quand, en revenant sur un texte que j’estime achevé, je me regarde dans ce miroir des feuilles manuscrites en pensant simplement que « ça, oui, c’est bien moi… ça me plait », parfois surpris que j’en sois l’auteur, bluffé par ma propre inspiration dont je n’avais pas alors senti le souffle sur la page, et qui me fait oser m’exclamer avec une profonde satisfaction intérieure « est-ce bien moi qui ait écrit ça ? ».  Cet instant où je me reconnais, où je me sens en pleine connivence avec mon texte, où je me reconnecte à moi-même, suffit largement à entretenir ma motivation, il en est même la racine essentielle ; pourvu qu’il ne trouve pas sa naissance dans un orgueil qui déformerait ma vision pour, en écrivant, n’avoir touché que la « médiocrité » dont parle Elena Ferrante, sans jamais atteindre ce Graal mystérieux du texte au parfait équilibre dont la flamme nous attire encore et encore. Tout le reste n’est que discours intellectuel…

Car après tout, qu’importe ; le texte que l’on préfère devrait être toujours le dernier qu’on a écrit, en attendant le suivant qui nous dira peut-être enfin … pourquoi on écrit alors que ça ne sert à rien, pourquoi on garde la foi jusque dans cet absurde amour de mots retranscris sur une page blanche qui n’a rien demandé à personne, pour en finir en signant des « écrits vains ». « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Merci Camus !